Rires et délires dans le cinéma espagnol (1953-2017)
Nous sommes heureux de rire au cinéma, car le rire instaure une liaison forte avec les autres spectateurs, et nous avons la sensation de partager, le temps d’une séance, les mêmes pensées et les mêmes sentiments. Le public espagnol ne fait pas exception à la règle, et c’est ainsi que l’on trouve, à toutes les époques, des comédies en tête du box-office.
Récemment, l’habile évocation des stéréotypes et de l’incompréhension entre Espagnols du Nord et du Sud, entre Basques et Andalous, a fait de Ocho apellidos vascos (Huit noms basques), 2014, le plus grand succès commercial de toute l’histoire du cinéma espagnol.
À l’époque de la dictature de Franco (qui a duré jusqu’en 1975), le régime encourageait la réalisation de films de simple divertissement et notamment de comédies, conventionnelles et conservatrices, mais qui étaient souvent plébiscitées par le public à cause de la popularité de grands acteurs tels que José Isbert, Chus Lampreave, Paco Martínez Soria, José Luis López Vázquez, Alfredo Landa… Il y avait également quelques cinéastes, influencés par le néoréalisme italien, qui pensaient que la comédie pouvait aussi servir à dénoncer, de façon indirecte et en rusant avec la censure, les nombreux travers de la société. Le plus grand de ces partisans d’un « rire de résistance » est sans conteste Luis García Berlanga (1921-2010) qui réussit à tourner, dès 1953, Bienvenido, Mister Marshall (Bienvenue Mr. Marshall), le seul film réalisé dans l’Europe de l’époque où l’on se permettait d’ironiser sur la venue des « amis américains» et les espoirs insensés, les illusions, qu’avait fait naître le fameux Plan Marshall.
Si l’on passe à l’Espagne redevenue démocratique, l’on constate que c’est la même année, en 1980, que deux des cinéastes les plus brillants de la nouvelle génération qui n’avaient pas connu la guerre civile, réalisent leur premier long métrage : Pepi, Luci, Bom y otras chicas del montón (Pepi, Luci, Bom et les autres filles du quartier) pour Pedro Almodóvar et Opera Prima (Cousine, je t’aime), pour Fernando Trueba. Dans Opera Prima qui connut un succès inattendu, le rire naît du spectacle des difficultés qu’a le jeune adulte, Matías (Oscar Ladoire), à s’adapter à un monde qui change à toute allure dans un Madrid où s’imposent les nouveaux codes culturels de la movida. Pour Almodóvar dont le premier long-métrage extrêmement provocateur ne fut admiré dans un premier temps que par une minorité de fans, nous avons choisi de montrer son quatrième long métrage, ¿Qué he hecho yo para merecer esto ? (Qu’ai-je fait pour mériter cela ?) qui est le premier film reconnu en Espagne à la fois par la critique et le public, à cause sans doute de sa dimension néoréaliste. À l’opposé de ces comédies madrilènes, Amanece, que no es poco (L’aube c’est pas trop tôt), 1989, tourné dans la province d’Albacete dont est originaire José Luis Cuerda, joue sur l’humour absurde et le rire intelligent. Il invente un village surréaliste dans lequel débarquent, sur leur motocyclette affublée d’un sidecar, le jeune Teodoro (Antonio Resines) et son impassible père, joué par Luis Ciges, une sorte de Buster Keaton à l’espagnole.
Pour les années 90, trois films remarquables ont été retenus. Jamón, jamón (Jambon, jambon), 1992, dans lequel ont débuté Pénélope Cruz et Javier Bardem, a été un succès mondial où l’on trouvait un écho de la formation initiale de Bigas Luna comme designer, ce qui l’a poussé à introduire de nombreux gags visuels. Pensons à la présence obsessionnelle de l’énorme panneau publicitaire d’Osborne représentant un taureau, symbole de virilité, ou encore à la parodie du terrible tableau de Goya, Duel à coups de gourdins qui se transforme en un duel à coup de jambons. Airbag (1997) de Juanma Bajo Ulloa est sa première incursion dans le genre comique à partir d’une idée de l’acteur Karra Elejalde. C’est une œuvre trépidante et complétement délirante sur les efforts d’un jeune basque de bonne famille pour tenter de récupérer, avec l’aide de ses amis, sa bague de fiançailles malencontreusement égarée dans une maison close. Et c’est cette comédie trash où l’on se moque de certains stéréotypes de la société basque et des institutions politiques corrompues, qui a donné l’idée à l’acteur Santiago Segura de se lancer à son tour dans la mise en scène. Torrente, el brazo tonto de la ley (Torrente, le bras gauche de la loi), 1998, est la création totale de Santiago Segura qui, en plus de jouer le rôle titre, a écrit le scénario et assuré la mise en scène. Il ne s’est refusé aucune vulgarité pour déclencher les rires du public à l’évocation des aventures minables de cet ex-policier madrilène, alcoolique, lâche, machiste et raciste, qu’il interprète avec une outrance qui peut être considérée comme humoristique.
Les sept films suivants ont déjà été tournés au XXle siècle. Pagafantas (2009) est le premier long métrage du basque Borja Cobeaga, qui a écrit le scénario avec son collaborateur habituel, Diego San José. Il s’agit d’une comédie légère et juvénile, sur le danger pour les garçons d’être catalogués comme « pagafantas », celui qui est juste bon à « payer les sodas », c’est-à-dire le « bon copain » que les filles aiment… comme un frère. Il est habilement suggéré par ailleurs que ce danger n’est pas limité aux adolescents et qu’il existe à tout âge…
Carmina o revienta (Carmina, marche ou crève), 2012, le premier long métrage de l’acteur Paco León, est un faux documentaire qui rend hommage, sans aucune pudeur, à sa propre mère, Carmina Barrios qui, souvent filmée en gros plan, crève l’écran lorsqu’elle s’exprime avec bagout dans une magnifique langue populaire, assumant avec humour les petites entorses à la loi qu’elle aurait pu commettre ainsi que son embonpoint et sa vieille addiction à la cigarette.
Ocho apellidos catalanes (Huit noms catalans, 2015), sorti sur les écrans dès novembre 2015, a été tourné dans la province de Gérone, dans un petit village où l’on retrouve les protagonistes du film précédent de Emilio Martínez-Lázaro et notamment l’inénarrable Koldo qui voudrait, cette fois, empêcher l’union de sa fille avec un Catalan. Pau, le fiancé catalan, est un hipster cultivé et tolérant qui est protégé par sa riche grand-mère, Roser (Rosa María Sardá), à qui l’on a fait croire que sa demeure seigneuriale se trouve désormais dans la nouvelle République Catalane…
Pour les comédies les plus récentes, sorties toutes les quatre en 2017, l’on peut dire qu’elles sont d’une assez grande noirceur. La plus inquiétante est sans nul doute Abracadabra, un film plus délirant que comique, défini par Pablo Berger lui-même, comme une œuvre « hypnotique ». Quant à la vision que l’on a de l’humanité dans Le bar : pris au piège (El bar), de Álex de la Iglesia, elle est également effrayante. Si l’on peut esquisser un sourire au début de cette fiction qui se situe dans un Madrid déshumanisé, il se transforme très vite en angoisse, lorsque rôde le danger qui favorise l’émergence des aspects les moins reluisants de la personnalité des survivants réfugiés dans le bar auquel se réfère le titre. Fe de etarras est par contre franchement comique, dès l’ouverture, en ayant recours à nouveau aux stéréotypes sur les Basques et à la caricature de ces derniers combattants d’une cause à laquelle ils ne croient plus vraiment. La fin brutale, totalement inattendue, n’en est que plus glaçante. Selfie, enfin, un faux documentaire réalisé avec peu de moyens et un énorme talent par Víctor García León, donne une image peu réjouissante de l’Espagne actuelle dont l’allégorie serait une jeune aveugle qui est bien maladroitement guidée par ses deux soupirants dont l’un est sympathisant de Podemos et l’autre, fils d’un ex ministre proche du Partido Popular, découvre, alors qu’il vient d’être chassé de chez lui, l’existence à Madrid de quartiers populaires dont il n’avait même pas idée. Le public est invité à rire… pour ne pas pleurer.
Emmanuel Larraz