LA MOVIDA, COMME LA NOSTALGIE, N’EST PLUS CE QU’ELLE ÉTAIT
L’Espagne s’ouvre, l’Espagne est ouverte. En 1992 Madrid sera capitale culturelle européenne, Barcelone accueillera les Jeux Olympiques et Séville la dernière Exposition Universelle du siècle. L’Espagne est donc devenue une sorte de passage obligé, plus qu’une mode, un mode de vie.
Des plages du sud à la movida madrilène, de l’architecture catalane au cinéma basque, de la maison du Gréco aux films d’Almodóvar et au rock madrilène. Tout fait l’objet de toutes les curiosités.
Pour assouvir cette curiosité, Le Cinématographe, avec le concours des Départements d’Études Hispaniques et Langues Étrangères Appliquées de la Faculté de Lettres de Nantes, présente pendant trois semaines, 14 films nouveaux ou classiques en V.O.: Saura, Berlanga, Bardem, mais aussi les nouvelles générations : Camus, Armendáriz, Regueiro, Cuerda …
A la fois neuve et ancienne, l’Espagne ressuscite ses traditions culturelles et son histoire, en même temps qu’elle se construit, se modernise, ose et entreprend. Elle fait le pari d’évoluer sans rien perdre de son identité. Le réalisateur français Jean-Biaise Junod l’a bien compris, lui qui nous montre, à travers un documentaire-fiction sur la corrida Duende (1989), des toréadors dans l’arène dont les silhouettes font violemment vibrer ce souvenir de « l’éblouissante beauté, ce drame à l’état pur » dont parlait Lorca à propos de la Tauromachie.
La modernité, c’est aussi renouer avec une histoire que le franquisme avait tenté d’escamoter, et le cinéma jouera ici un rôle de levier à la recherche de ce temps occulté. Les films Espoir-Sierra de Teruel de Malraux (1939), Mourir à Madrid de Frédéric Rossif (1962) ou le nouveau film documentaire de Richard Prost Un Autre Futur (1989) sur l’anarchisme espagnol, occupent incontestablement une place éminente dans les représentations cinématographiques de la guerre d’Espagne. Ils synthétisent tout à la fois les rapports entre la réalité vécue et la narration romanesque, entre l’œuvre d’art et les exigences de l’engagement, entre l’œuvre proprement dite et le contexte historique qui l’enfante, la conditionne et la modèle. Si dans ces trois films les Espagnols sont les acteurs de cette guerre, dans La Chasse de Saura (1965) les hommes seront réduits au rôle de spectateurs-victimes d’un conflit qu’ils n’ont compris et parfois même découvert que beaucoup plus tard.
La guerre y devient allégorie et la narration silence.
Bardem et Berlanga appartiennent à la même génération que Saura. Avec El Verdugo (1963) Berlanga fait une chronique noire des années soixante, dans laquelle cependant l’humour et la tendresse ne seront jamais absents. Le film baigne dans un environnement cinématographique aux connotations politiques et sociologiques qui l’élèvent au rang de paradigme de l’Espagne franquiste. Cette caricature interminable de la vie espagnole se retrouve également dans Grand’Rue de Bardem (1956), portrait d’une société dans laquelle il n’y a pas de place pour la femme. L’Espagne de Bardem est une Espagne quotidienne, avec des gens qui vont, qui viennent, qui disent et font tout simplement des choses ordinaires…
Mais les discours cinématographiques évolueront vite au fil des événements politiques, des changements sociaux et, aujourd’hui, libérée, du moins en apparence, de cette mémoire encombrante, l’Espagne affronte les problèmes contemporains : la drogue dans 27 Heures de Montxo Armendáriz (1986), l’immigration, le racisme, sujets clés des Lettres d’Alou (1990) du même réalisateur.
Dans peu de pays des bouleversements aussi rapides se constatent. Rarement des productions cinématographiques les expriment aussi clairement. Ici, les films deviennent des jalons essentiels pour l’expression et la compréhension des mutations culturelles.
Ils illustrent également cette étonnante accélération du temps que l’Espagne vient de vivre, à travers, par exemple ce regard nostalgique de Tasio, (1984) le personnage du film de M. Armendáriz sur la disparition du monde rural, mais aussi à travers cette évocation du passé que le présent vous fait rejeter et dont La Forêt Animée (1989) de J.L. Cuerda offre une image frappante.
Beaucoup de cinéastes reconstruiront, pour mieux les exorciser, ces années noires de leur enfance à partir des souvenirs de romanciers, de poètes…
C’est Valle-Inclán inspirant F. Regueiro dans Journal d’une Saison (1988) et Lorca et sa célèbre pièce La Maison de Bernarda Alba (1990) filmée, léchée par Mario Camus pour lequel la littérature espagnole (Cela, Delibes…) reste la principale source d’inspiration.
La plus grande partie du cinéma espagnol – Almodóvar inclus – s’installe comme une immense fenêtre découpée dans le réel. Autour, les murs ont des couleurs fraîches, radieuses, clinquantes à donner le tournis. Par la fenêtre-écran on peut lire : « Ceci n’est pas un tableau ».
Pilar Martínez-Vasseur